Étude: Droit coutumier et régulation dans la société kabyle de la fin du XIXe siècle

Costumes traditionnels xixe siecle
Costumes traditionnels xixe siecle

Ce travail s’appuie sur le droit coutumier, principalement les qanuns ou coutumiers qui constituent une partie de la coutume spéciale et spécifique à chaque village, pour étudier les rapports sociaux dans la société kabyle traditionnelle. Rompant avec les conceptions réduisant son activité régulatrice au seul volet pénal, il a pour but de montrer que le village kabyle s’érige en entité politique à part entière imposant son code et son droit sur son territoire reflétant ainsi la dimension spatiale d’une autorité. Cette dimension est incarnée par une instance représentative et agissante, en l’occurrence l’assemblée des hommes du village ou la tajmaɛt.

La dimension spatiale de l’autorité de l’assemblée des hommes du village ou la tajmaɛt

1 L’une des sources les plus intéressantes pour étudier les rapports sociaux régissant la communauté villageoise kabyle est le qanun ou coutumier élaboré par son instance politique, judiciaire et administrative, à savoir l’assemblée des hommes du village, appelée tajmaɛt. Les prérogatives de cette assemblée sont importantes. Elle organise la vie en collectivité, détermine et planifie les travaux et devoirs collectifs (voirie, servitudes, irrigation, pâturage, hospitalité, fêtes, etc.), ainsi que leurs modalités de répartition ou de contribution. Ses compétences en matière juridique vont des procès entre particuliers (créances, litiges en matière d’immobilier, statut personnel, successions, etc.) à l’enregistrement des conventions, la passation des contrats, etc. Elle fixe les amendes et les lève. Ses pouvoirs vont jusqu’à la séquestration et l’expropriation des biens. Véritable instance représentative du village, elle gère les rapports avec les villages et tribus voisins, qu’ils soient conflictuels ou de coopération. Et c’est justement des rôles et des compétences de l’autorité qu’incarne cette assemblée comme institution ancrée dans la vie sociale dont rend compte le qanun.

2 Il faut dire que le droit a été peu utilisé pour expliquer le maintien de l’ordre dans des sociétés, comme la société kabyle, réputées acéphales, dépourvues d’institutions spécialisées et où la division du travail est peu prononcée. L’une des théories les plus usitées, pour expliquer la cohésion et la coopération dans ces sociétés, est la théorie segmentaire qui déduit les comportements politiques de l’appartenance lignagère et du simple jeu de la fission et de la fusion des segments. Ainsi, en rendant compte du système politique proprement dit, à travers essentiellement l’élucidation des modes de gestion de la violence, la théorie segmentaire prend position d’une certaine manière sur le système juridique régissant ces sociétés. Le résultat en est que l’activité régulatrice d’une instance représentative d’un des segments de cette société comme l’assemblée du village kabyle est étudiée le plus souvent, sinon exclusivement, dans sa seule spécificité en matière pénale.

3 Et même dans cette perspective, le coutumier qu’élabore l’assemblée, et dont la vocation essentielle est pourtant de circonscrire la ḥurma (l’honneur) du village, se trouve amputé de son potentiel d’explication. D’une part, l’honneur du village ne se réduit pas à l’honneur des lignages qui le composent comme le voudrait le jeu des solidarisations segmentaires, et d’autre part, la sacralité attribuée aux saints (ici les marabouts), exclus du champ de la violence selon cette théorie, ne coïncide avec celle que recèlent les qanun-s. Le travail de A. Mahé consacré à la société kabyle, pointe les limites et l’impensé de ce système vindicatoire. A travers le problème du parricide, il montre comment l’ordre moral du village (et donc les qanun-s) s’insinuent au cœur même du système vindicatoire par ce biais, et suggère comment l’ordre public/commun du village ne peut s’imposer vis-à-vis des ordres symboliques rivaux (autant l’honneur profane du système vindicatoire que les valeurs islamiques) que nimbé d’une sacralité qui les transcende tous, de laquelle tous participent, mais sans qu’aucun ne puisse en revendiquer le monopole.

4 Si les dispositions, notamment pénales, contenues dans les qanun-s tendent effectivement à circonscrire l’honneur du village et à en garantir l’espace, celui-ci ne se réduit pas à un espace délimité par des frontières tel que le suggèrent des travaux comme ceux de Hanoteau et Letourneux ou d’E. Masqueray pour qui le village est avant tout un territoire, délestant au passage, et contrairement à la théorie segmentaire, la généalogie de son caractère décisif dans la définition du village kabyle.

5 Pourtant la forme du village kabyle dans ce sens informe. Sa configuration donne des informations sur le système social lui-même et fait apparaître une homologie entre la structuration de l’espace et les relations sociales figurant le schéma d’une société composée par une série de« collectivités emboîtées, présentant des cercles concentriques de fidélité, qui ont leur nom, leurs biens et leur honneur » tel qu’avancé par P. Bourdieu. Pour R. Basagana et A. Sayad ces collectivités se présentent comme des « cercles concentriques d’intimité » à l’intérieur desquels l’individu et les sous-groupes ont des rôles et des statuts spécifiques, des droits et des devoirs. Ces cercles d’intimité groupent des systèmes de relations spécifiques, qui varient, si l’on passe d’un cercle d’intimité à un autre. Cette série de cercles d’intimité se compose de :

  • celui de la famille au sens large (plutôt que le ménage) : axxam, ce terme désignant la maison et par extension, tous ceux qui l’habitent. ;
  • celui de taxerrubt appelé aussi taɛrift, groupant plusieurs familles liées par une descendance commune à la quatrième ou cinquième génération. Il arrive cependant qu’autour des descendants de l’ancêtre, se groupent des familles de noms et d’origines différents ; ce sont des groupes clients que l’on nomme imsenden;
  • celui de l’adrum (pl. iderma) : plusieurs tixerrubin (pl. de taxerrubt) peuvent avoir des liens de solidarité supplémentaires. Elles se groupent alors enadrum. Les hommes de l’adrum sont sollicités en matière d’entraide collective (tiwizi) ;
  • celui du village : plusieurs iderma forment le village ;
  • celui de lɛarc : l’ensemble des villages constitue lɛarc (tribu) ;
  • et celui de taqbilt (réunion de tribus) : le dernier terme de cette série concentrique des cercles d’intimité est taqbilt, unité extrêmement large aux contours mal définis.

6 Ces cercles d’intimité suggèrent une appropriation sélective de l’espace dont la valeur s’atténue au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre (axxam : la maison) en allant vers la périphérie (taqbilt). Nous pouvons assimiler ces collectivités à des entités sociales s’étageant en niveaux socio-résidentiels. Sur le plan de la représentativité politique, chaque niveau socio-résidentiel, défini donc comme unité sociale, a son répondant chargé et habilité à le représenter dans toutes les relations avec les autres unités. Ces répondants sont :
le chef de famille pour la maisonnée ;
le ṭṭamen représentant taxerrubt ou adrum et qui est délégué auprès de l’instance dirigeante de l’assemblée des hommes du village pour veiller à ses intérêts et lui servir d’intermédiaire ;
l’amin coopté par les gens du village chargé non seulement de présider cette assemblée mais aussi de représenter le village à l’extérieur.
On peut ainsi, dans le cadre du village, distinguer quatre champs de relations sociales :

  • celui des relations intérieures à la maisonnée ;
  • celui des relations extérieures à la maisonnée mais intérieures à lataxerrubt ou à l’adrum groupement de maisonnées ;
  • celui extérieur à la taxerrubt ou à l’adrum mais interne à la communauté villageoise ;
  • celui des relations qui s’étendent au-delà des frontières du village.

7 A ce critère discriminateur que constitue l’appartenance au cercle parental ou au cercle communautaire qu’est le village, s’ajoute un autre principe discriminateur basé, lui, sur l’appartenance sexuelle. Si, par le premier on oppose sa communauté propre à celle de l’autre, par le second, comme le souligne J. Pitt-Rivers, on oppose son propre sexe à celui des autres, et ce dans le cadre d’une division du travail. Au nom de cette division, l’homme s’octroie l’autorité et la direction des affaires publiques, et repousse la femme censée investie de pureté à l’intérieur de l’espace domestique lui évitant ainsi de souiller au contact de l’étranger l’honneur de l’homme dont elle est la dépositaire. On comprend dans ce cas que l’étranger soit toujours masculin. Si des considérations économiques et de division sexuelle du travail (l’approvisionnement en eau et en bois de chauffage, le transport des pierres et de la terre dans les travaux de construction, l’évacuation du fumier sont du ressort des femmes) amènent les femmes à sortir de l’espace domestique, le principe de séparation des sexes est actionné pour que femmes et hommes ne se rencontrent pas, comme nous le verrons plus loin.

8 Il y a, nous semble-t-il, intérêt, pour rendre compte des liens sociaux dans le village kabyle, à exploiter toutes les spécificités que manifeste le niveau du village kabyle dans le système segmentaire kabyle, à savoir les liens politiques, territoriaux et de descendance. Ces liens ne pouvant être réduits à la généalogie ou au territoire, la notion de territorialité elle-même doit être appréhendée dans son sens plein et entier, c’est-à-dire dans ses dimensions politique, économique, sociologique, mais aussi psychosociale et symbolique. Et, s’il s’impose d’expliciter cette spécificité jusque-là restreinte au pénal, il nous semble profitable d’appréhender cette assemblée en tant qu’espace d’autorité en relation avec d’autres espaces susceptibles de s’ériger en espaces juridiques semi-autonomes qui se combinent avec lui ou l’excluent selon les circonstances.

Retrouvez toute l’etude en suivant ce lien: 

http://droitcultures.revues.org/2359?lang=fr

Auteur

Mustapha Gahlouz

Mustapha Gahlouz est docteur en anthropologie sociale et ethnologie de l’EHESS Paris, docteur en didactique des disciplines option : sciences physiques et technologie de l’université de Paris VII et chercheur à l’UMR- STEF [Sciences Techniques Éducation Formation], ENS Cachan. Il travaille actuellement sur l’étude des relations technologie/citoyenneté /éducation technologique dans deux contextes socioculturels distincts [oralité/écriture] dans une perspective d’éducation à la citoyenneté. Il a publié notamment en 2002. Droit coutumier, contrôle et maîtrise de l’espace bâti et de son environnement dans la société kabyle de la fin du XIXe siècle, Th. Anthropologie sociale et ethnologie, Paris, EHESS, 3 vol. ; en 1994, Éléments de conception de contenus relatifs à la modélisation dans les pratiques de construction. Le cas du dimensionnement d’éléments structuraux dans les référentiels de BEP construction-topographie, thèse de doctorat en didactique des disciplines, option sciences physiques et technologie, Paris, Université Paris 7, 2 vol.

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