Histoire de la Kabylie

Drapeau berbère symbole identitaire
Drapeau berbère symbole identitaire

Pas plus hier qu’aujourd’hui, la Kabylie n’a connu de frontières fixes et rigoureusement définies. Mais son histoire montre d’autres permanences : une continuité linguistique qui remonte à plusieurs millénaires avant notre ère ; l’usage perpétué de systèmes de signes et de symboles issus de la Protohistoire ; une forme d’organisation tribale, attestée dès l’Antiquité, restée caractérisée par le contrôle direct et rigoureux de dirigeants désignés et constamment opposée à l’émergence d’un pôle de pouvoir unique et centralisé.

Bien qu’intérieurement divisée, la région a trouvé son unité, vis-à-vis de l’extérieur, en se faisant le refuge de tous ceux qui, dans les populations environnantes, ont voulu résister à l’emprise des conquérants successifs ou des États en construction. Selon les circonstances, ses contours se sont réduits aux bastions les plus montagneux, hors d’atteinte de l’ennemi ou d’une autorité centrale parfois reconnue nominalement, mais en pratique ignorée ; ou se sont étendus sur les plaines voisines, dans les périodes de récupération et de reconquête.

Plusieurs auteurs soulignent la place qu’occupent aussi, dans la singularité de la région, les cités et les États dont elle a connu l’essor, de même que les rapports qu’ils ont entretenus avec les sociétés montagnardes : ils invitent à ne pas faire des « républiques villageoises » le produit d’un « isolat kabyle » muré dans sa pureté originelle ; mais d’une histoire liée à l’histoire urbaine, ainsi qu’à celle des chefferies, seigneuries ou royaumes dont le monde rural lui-même a vu plusieurs fois l’émergence.

Préhistoire et Protohistoire

Dans la wilaya de Sétif, les vestiges archéologiques découverts à Aïn Hanech, non loin des montagnes kabyles, ont permis de faire remonter à 1,7 million d’années environ l’expansion des hominidés en Afrique du Nord; des galets aménagés semblables ont été signalés près de l’oued Sebaou. Dans les Babors, les résultats des fouilles de la grotte d’Afalou et des abris voisins indiquent la pénétration du massif, entre 15 000 et 11 000 ans avant notre ère, par une population de Cro-Magnons africains, dite de Mechta-Afalou, porteuse de la culture ibéromaurusienne : ils y ont laissé des sépultures et des figurines modelées, zoomorphes et anthropomorphes. La Kabylie maritime a fourni, à Takdempt, des outils de pierre taillée plus anciens, caractéristiques de l’Acheuléen ; mais aussi des vestiges néolithiques, comme la hache de pierre polie, les tessons de poterie et les fragments d’objets en peau retrouvés à Dellys.

Extension de la culture ibéromaurusienne

Extension de la culture ibéromaurusienne

À partir du IIe millénaire av. J.-C., l’Afrique septentrionale, isolée du reste du continent par la désertification du Sahara, bascule vers le monde méditerranéen. Les monuments mégalithiques que la Protohistoire a laissés en Kabylie, souvent dotés comme à Aït Raouna d’une grande allée couverte, sont très proches de ceux de Sardaigne. Des poteries s’ornent de signes et symboles dont l’emploi s’est perpétué jusqu’à nos jours dans l’artisanat de la région, ainsi que dans celui de l’Aurès : leur technique pourrait être venue, à l’âge du bronze, de la péninsule italienne et des îles de Méditerranée occidentale

Antiquité

Mauretania et Numidia

L’Afrique du Nord-Ouest à l’époque de Carthage (carte en incrustation) et de Rome (carte principale).

De l’Antiquité proviennent les stèles libyques où apparaît une écriture dont le tifinagh est le descendant actuel. Les communautés, patriarcales et endogames, que le latin appelle tributes et dont la désignation en arabe a donné plus tard son nom à la région, existent déjà. Mais aussi des États : plusieurs royaumes berbères, originellement des confédérations tribales, apparaissent à partir du ive siècle av. J.-C., se surimposant plus qu’ils ne les soumettent aux tribus qui restent relativement en marge de leurs centres de pouvoir. À plusieurs reprises, l’embouchure de l’Ampsaga (oued El Kebir) est prise pour frontière : au iiie siècle av. J.-C. entre le royaume des Masaesyles, à l’ouest, et celui des Massyles, comme entre les territoires maurétanien et numide autour de l’an 100 av. J.-C., avant de tenir le même rôle pendant les cinq siècles de domination romaine.
Les Phéniciens, dont les réseaux commerciaux commencent à s’implanter vers 1100 av. J.-C. sur les côtes d’Afrique du Nord, créent dans la région les comptoirs d’Igilgili (Jijel), Rusazus (Azzefoun) et Rusuccuru (Dellys). Après la fondation de Carthage, l’influence punique et, par son intermédiaire, l’empreinte grecque, s’étendent à partir de la façade maritime. Elles marquent toutefois moins les campagnes que les villes, qui pour leur part, sur la côte, maintiennent sans doute à l’égard des pouvoirs autochtones une quasi-autonomie.

Ruines romaines de Cuicul a Djemila

Ruines romaines de Cuicul a Djemila

Les premières interventions des Romains remontent aux guerres puniques : ils cherchent alors, parmi les chefs berbères, des alliés pour contrer la puissance de Carthage. Celle-ci vaincue, les royaumes de Numidie puis de Maurétanie sont progressivement assujettis et finalement annexés en tant que provinces. À l’est de l’Ampsaga, en Numidie, le port de Chullu (Collo) est inclus avec Cirta (Constantine), Milev (Mila) et Rusicade (Skikda) dans une « confédération cirtéenne » dotée d’un statut administratif particulier. À l’ouest, sur les pourtours du Mons Ferratus (la « montagne de fer », généralement identifiée au Djurdjura), pays des Quinquegentiani (les « Cinq Tribus »), sont établies d’autres colonies : sur la côte, à Igilgili, Saldae (Béjaïa) et Rusuccuru ; vers l’intérieur, entre ces deux derniers ports, le long de la voie qui sur l’itinéraire d’Antonin et la table de Peutinger passe par la vallée de la Sava (Soummam), à Thubusuptu (Tiklat), puis par Bida (Djemâa Saharidj) et Taugensis (Taourga) ; et plus au sud, à Auzia (Sour El-Ghozlane). Elles relèvent de la Maurétanie « césaréenne », administrée depuis Caesarea (Cherchell). À la fin du iiie siècle, l’est de la Sava en est détaché pour constituer autour de Sitifis (Sétif) une Maurétanie « sétifienne ».

Mausolée d'Akbou

Mausolée d’Akbou

Dans l’ensemble, les villes, qu’elles soient colonies ou simples municipes, restent dans la région relativement peu nombreuses et les montagnards berbères relativement peu perméables à la romanité dont elles sont les foyers81. Il y existe pourtant un christianisme actif, de l’expansion duquel témoignent ce qui subsiste à Tigzirt, alors Iomnium, d’une basilique du ve ou vie siècle77,82, ou la présence à la même époque d’évêchés à Saldae77 ou Bida83. La Kabylie paraît même avoir été un des hauts-lieux du donatisme, mouvement religieux sur lequel le général rebelle Firmus tenta de s’appuyer lors de la révolte qu’il conduisit au ive siècle contre les légions.

Les principaux vestiges romains de la région se trouvent à Djemila, l’antique Cuicul, dans les moyennes montagnes de Petite Kabylie : le site, inscrit par l’Unesco au patrimoine mondial, atteste, au travers de ses ruines et de ses mosaïques remarquablement préservées, de la vie florissante d’une colonie animée par une oligarchie locale prospère. À Akbou subsiste un mausolée haut de 13 mètres, probablement construit au milieu de ses terres pour un grand notable. D’autres sites restent à fouiller, comme à Azzefoun celui de Rusazus, la plus riche des villes de Kabylie à l’époque d’Auguste, où ont été signalés murailles, conduites d’eau et thermes.

Les récits des auteurs latins relatent l’alternance de replis défensifs et d’expansions sur les plaines des guerriers montagnards, qui forcent régulièrement les colons à se réfugier derrière les fortifications des cités. Le pouvoir de Rome se heurte à plusieurs reprises à de vives résistances, des sept années de la guérilla de Tacfarinas, qui s’achève en l’an 24 sous les murs d’Auzia, jusqu’aux révoltes, trois sièces plus tard, de Firmus et Gildon, tous deux fils d’un grand chef tribal des Bibans. L’invasion des Vandales, qui atteignent la Kabylie en 429-430, ne rencontre guère d’opposition dans une population où beaucoup sans doute y voient surtout la fin de la domination romaine. Sur les débris de l’ordre impérial, leur royaume (439–534), qui prend un temps Saldae pour capitale, laisse se constituer dans son arrière-pays, parmi les Berbères alors appelés « Maures », des principautés pratiquement indépendantes. Les Byzantins, sous Justinien, parviennent à reprendre le contrôle d’une partie de l’Afrique du Nord. Cependant ils suscitent l’hostilité des Maures et leur pouvoir reste d’une grande fragilité.

Islamisation et dynasties musulmanes

Califat omeyyade

Califat omeyyade

En 647, les cavaliers arabes et musulmans mènent leurs premières razzias en Ifriqiya. À l’ouest, dans les montagnes qui entourent Saldae (Béjaïa), l’opposition à laquelle ils se heurtent est telle qu’ils baptisent la région el aadua, « l’ennemie ». Ici, comme ailleurs sous l’impulsion de chefs tels que Koceila ou la Kahena, les tribus berbères, parfois alliées aux Byzantins, résistent pendant plusieurs décennies avant que le califat omeyyade, en 710, puisse faire du Maghreb entier une de ses provinces. Comme ses prédécesseurs, le nouveau pouvoir pèse d’abord sur les populations citadines. Cependant la religion des conquérants progresse rapidement. Le souci d’échapper à l’inégalité juridique et fiscale qui frappe les non-musulmans joue sans doute un rôle important dans les conversions ; il peut aussi y entrer, comme auparavant dans l’adhésion au donatisme, une composante de protestation sociale. En 740, des tribus autochtones se révoltent contre la politique fiscale et la traite des esclaves conduites par les représentants de Damas ; de l’Atlas marocain jusqu’à la Libye, les armées berbères rassemblées au nom de l’égalitarisme kharidjite reconquièrent sur les troupes du calife sunnite la plus grande partie de l’Afrique du Nord, d’où la présence arabe disparaît pour un temps.

Califat fatimide

Califat fatimide

Kalaa des Beni Hammad Hodna premiere capitale hammadide

Kalaa des Beni Hammad Hodna premiere capitale hammadide

En Kabylie, la période du viiie au xie siècle voit se cotoyer, sur un territoire qui s’étend alors de Cherchell à Annaba et de la Méditerranée aux premières montagnes sahariennes, trois groupes de tribus berbères aux dialectes proches et généralement alliés : à l’est de la Soummam, les Ketamas ; à l’ouest de Dellys, les Sanhadjas ; entre eux, les Zouaouas. Les Ketamas, après avoir fait bon accueil aux prêches millénaristes du dai ismaélien Abu Abd Allah, soutiennent la constitution, au début du xe siècle, du califat chiite des Fatimides.
Au service de cette cause, ils font la conquête de l’Ifriqiya, puis de l’Égypte. En 969, ils y fondent Al-Kahira (Le Caire) et la mosquée Al-Azhar. Une fois établis en Égypte, les Fatimides laissent aux Zirides, famille alors à la tête de la confédération sanhadja, la charge de défendre le Maghreb contre les tribus zénètes, alliées du califat de Cordoue. La nouvelle dynastie s’installe en Ifriqiya. Par la suite, sa branche hammadide s’en détache et prend le contrôle du Maghreb central, qu’elle place en 1015 sous l’obédience abbasside. En 1048, à leur tour, les Zirides d’Ifriqiya reconnaissent la légitimité du califat de Bagdad et rompent avec le chiisme. En représailles, les Fatimides envoient les Arabes Beni Hilal au Maghreb, qu’ils leur donnent en fief.

En 1067, pour mieux se protéger des attaques hilaliennes, mais aussi mieux tirer parti d’une évolution des échanges favorable au commerce méditerranéen, les Hammadides construisent sur le site de Saldae la ville de Béjaïa. Ils y déplacent leur capitale, précédemment établie à la Kalâa des Béni Hammad, fondée soixante ans plus tôt dans le Hodna. Pour relier les deux cités est construite une route encore appelée de nos jours abrid n’soltan, « l’itinéraire du roi ». Entretenant avec l’Europe des relations commerciales soutenues, centre politique du « royaume de Bougie », Béjaïa, qui acquiert le surnom de « perle de l’Afrique », est aussi un foyer de savoir et de culture dont le rayonnement s’étend à l’échelle de la Méditerranée, rivalisant avec Cordoue. C’est à travers elle, par l’intermédiaire du mathématicien italien Fibonacci, venu y étudier, que les chiffres arabes et la notation algébrique sont diffusés en Europe. C’est aussi un centre religieux de premier plan, « la petite Mecque de l’Afrique du Nord », lieu de résidence de nombreux savants et mystiques. Certains deviennent des saints vénérés par la population locale, comme Sidi Boumédiène, dont le nom est encore honoré dans le Maghreb contemporain. Cependant la tolérance envers les non-musulmans est réelle, comme en témoigne la correspondance entre le sultan hammadide Al Nacir et le pape Grégoire VII.

Piece de monnaie hafside de Bejaia 1249-1276

Pièce de monnaie hafside de Bejaia 1249-1276

Empire almohade

Empire almohade

C’est à proximité de Béjaïa que se rencontrent vers 1120 Abdelmoumen, alors jeune étudiant dans la cité, et Ibn Toumert, réformateur religieux qui en a été expulsé, dont il devient le disciple avant de prendre à sa suite la tête du mouvement almohade. Parti de « l’extrême Maghreb » (l’actuel Maroc), il s’empare de Béjaïa en 1151 et défait les Arabes hilaliens l’année suivante près de Sétif. Renversant les royaumes en place, la dynastie qu’il fonde rassemble sous une autorité unique le Maghreb et une partie de la péninsule Ibérique. Dans la seconde moitié du xiiie siècle, l’empire almohade s’effondre à son tour et laisse la place à une tripartition du Maghreb entre Mérinides (Maroc actuel), Zianides (Maghreb central) et Hafsides (Ifriqiya).

Zianides et Hafsides

Zianides et Hafsides

L’espace compris entre Béjaïa, dans l’orbite du pouvoir hafside de Tunis, et Dellys, jusqu’où s’étendent depuis Tlemcen les possessions zianides, devient enjeu de rivalités entre les deux royaumes. Au cours des deux siècles suivants, les États maghrébins, en conflit permanent, font venir en renfort tantôt des mercenaires européens, tantôt les tribus arabes, jusque là cantonnées plus au sud. De plus en plus affaiblis par leurs rivalités et les batailles de succession internes, ils finissent par laisser se constituer dans les villes principales des centres de pouvoir pratiquement autonomes, tandis que les campagnes sortent de tout contrôle.

Prise dans son ensemble, la période qui va de la seconde moitié du XIe jusqu’au XIVe siècle montre, sous l’effet d’abord des attaques hilaliennes, puis de l’emprise des dynasties successives, une réduction continue du domaine contrôlé par les trois confédérations tribales. Les pourtours ouest, sud et est des montagnes kabyles, plus ouverts, sont les plus rapidement touchés. À l’approche de l’an 1400, seule la confédération centrale, celle des Zouaouas, maintient encore son existence. Elle a perdu ses terres des Hauts Plateaux mais hérite d’une partie de celles de ses anciennes voisines, dont elle accueille les réfugiés. Dès lors et au cours du siècle qui suit, son autonomie se consolide sur un territoire compris, d’ouest en est, entre les oued Boudouaou et Agrioun, et de la Méditerranée jusqu’à une ligne joignant Sidi Aïssa à Sétif. Cependant plusieurs historiens ont relevé, dans les sources médiévales, la trace qu’il a existé, entre les tribus et l’État berbère musulman hammadide puis hafside, une relation « harmonieuse », qui montre qu’il n’était pas pour elles un corps étranger, que Béjaïa était « leur propre capitale » et qu’en retour elles étaient à la base de la puissance étatique. En témoigne leur mobilisation pour défendre le Béjaïa hammadide contre les Almohades, puis aux côtés de ses Hafsides tentant de s’affranchir de ceux de Tunis, ou contre les incursions zianides, mérinides et, pour finir, espagnoles.

Royaumes kabyles, Espagnols et Ottomans

Fort au dessus du port a Bejaia

Citadelle (casbah) au-dessus du port de Béjaïa, d’époque hammadide. Elle fut disputée par les Espagnols et les Ottomans.

En 1510, sur la lancée de la Reconquista, les Espagnols s’emparent de Béjaïa et organisent à partir de cette position des razzias dans l’arrière-pays. C’est à ce moment , ou dans le dernier quart du siècle précédent, qu’émergent en Kabylie trois seigneuries ou principautés que les Espagnols dénomment les « royaumes » des Aït Abbas, de Koukou et d’Abdeldjebbar. Le premier s’installe à la Kalâa des Beni Abbès, au cœur de la chaîne des Bibans, avant que sa famille dirigeante, les Mokrani, ne le déplace plus au sud, dans la Medjana, se rapprochant ainsi des lieux d’origine des royaumes ziride et hammadide. Le deuxième se constitue sur les terres des Belkadi, descendants du juriste Al Ghobrininote . Le dernier s’implante à une trentaine de kilomètres de Béjaïa, dans la vallée de la Soummam.

Karamane le vieux quartier de Bejaia avec le dome de lancienne synagogue

 

La Kalâa devient la nouvelle capitale des habitants des environs de Béjaïa quand, après la prise de la ville, ils cherchent protection à l’intérieur des terres. Le site, ancienne place forte hammadide et étape sur l’abrid n’sultan, a été retenu par Abderahmane, prince bougiote, pour des raisons de sécurité. Initialement alliée des Hafsides, la dynastie s’en émancipe. Abdelaziz, petit-fils d’Abderahmane, prend le titre berbère d’amokrane. Sous son règne, la Kalâa gagne en importance : au cœur du royaume des Aït Abbas (dit aussi « de la Medjana »), la cité compte à son apogée 70 000 habitants, rivalisant avec Tunis ; elle se dote de fabriques d’armes, en s’aidant du savoir-faire des renégats chrétiens et des Andalous chassés d’Espagne, qu’elle accueille en grand nombre.

Pour reprendre Béjaïa, le sultan hafside de Tunis fait appel à des corsaires ottomans, les frères Barberousse. Plusieurs tentatives sont menées dont l’une, vers 1515, donne l’occasion à Ahmed Belkadi, prince alors au service des Hafsides, de s’illustrer à la tête de combattants venus de la côte de Béjaïa et de Jijel. Elles échouent toutefois à déloger les occupants espagnols. Ahmed Belkadi s’établit alors chez les Aït Ghobri, d’où sa famille est originaire, et prend la tête du royaume de Koukou, qui durera deux siècles. Béjaïa n’est définitivement reprise aux Espagnols qu’en 1555, par la pression combinée du corsaire Salah Raïs Pacha, agissant pour le compte de la régence d’Alger, et des royaumes tribaux.

Le village de Koukou

Le village de Koukou

Entretemps les Hafsides ont été évincés de leurs possessions, en Kabylie comme dans tout l’Est algérien. Dès la première moitié du xvie siècle, les Ottomans implantent dans la région plusieurs forts (borj) en vue de la contrôler. Ils s’y heurtent à la résistance de la population, qui s’organise en Grande Kabylie autour du royaume de Koukou, de celui des Aït Abbas dans les Bibans et la vallée de la Soummam: les communautés rurales, tout en défendant leur autonomie face à l’hégémonisme de ces seigneuries, les soutiennent pleinement face aux tentatives « prédatrices » de l’État que mettent en place les Ottomans. En 1520, Ahmed Belkadi, attaqué par Khayr ad-Din Barberousse, le défait dans la plaine des Issers et s’empare d’Alger. Il y règne plusieurs années avant d’être à son tour vaincu par Khayr ad-Din, allié pour la circonstance aux Aït Abbas. Abdelaziz, le sultan des Aït Abbas, est quant à lui tué en 1559 au cours d’une bataille contre les Ottomans : ils exposent sa tête une journée entière devant la porte de Bab Azzoun, à Alger, avant de l’enterrer dans une caisse en argent.

En Petite Kabylie, le royaume des Aït Abbas se maintient pendant toute la période de la régence d’Alger. En 1664, le duc de Beaufort, envoyé par Louis XIV, lance une expédition contre Jijel. Après quatre mois d’hostilités, les Français abandonnent la ville : ils laissent en trophée aux Aït Abbas plusieurs pièces d’artillerie en bronze, dont l’une a été retrouvée à la Kalâa. Le royaume contrôle les défilés des Portes de Fer (en kabyle Tiggoura, « les Portes », et Demir kapou en turc), point de passage stratégique sur la route d’Alger à Constantine. La Régence verse un tribut pour le passage de ses troupes, dignitaires et commerçants. C’est dans l’Algérie d’alors le seul endroit où le pouvoir makhzen paye un tribut à des populations locales insoumises.

Ne pouvant soumettre directement l’ensemble de la région, la Régence joue sur les rivalités de clan pour asseoir son influence et percevoir des impôts de certaines tribus. Vers 1674, profitant de l’affaiblissement des Belkadi de Koukou, elle s’appuie sur un Kabyle de grande famille, le cheikh Al Guechtoula, pour créer un commandement local tributaire. Au début du xviiie siècle, elle multiplie les borjs, dont ceux du Sebaou et de Boghni, sièges des caïdats éponymes, et s’appuie à la fois sur des tribus locales, comme les Amraoua et les Aït Khalfoun, et sur des zmalas (contingents) d’Arabes et de Noirs africains pour renforcer sa présence.

Globalement, les royaumes kabyles, qui bénéficient d’une certaine reconnaissance internationale (représentations diplomatiques en Espagne, notamment), contribuent à maintenir l’autonomie de la région. Vis-à-vis de la Régence, après une période de rivalité exacerbée où alternent phases de paix et de guerre pour le contrôle d’Alger, les relations se stabilisent à l’époque des deys ; l’autonomie kabyle fait l’objet d’une reconnaissance tacite qui marque une étape importante dans la constitution de l’identité régionale. Conséquence durable de l’intervention ottomane : à partir du xvie siècle, Alger succède à Béjaïa dans le rôle de principal centre urbain et de réceptacle des populations de Kabylie. Les commerçants kabyles sont très présents dans la ville, qu’ils ravitaillent avec les produits agricoles et artisanaux de leur région. Pour contrebalancer le pouvoir des janissaires, de nombreux corsaires et miliciens de la Régence sont recrutés localement, notamment parmi les Kabyles. Le dey Ali Khodja s’établit dans la Casbah, sous la protection de soldats kabyles, pour imposer son autorité face aux janissaires. La famille d’Ahmed Bey, dernier bey de Constantine, mène une politique d’alliance matrimoniale avec les Mokrani et d’autres familles de la région.

Toutefois les conflits ne cessent d’émailler les relations entre les royaumes kabyles et la régence d’Alger. Du xviie siècle au xixe siècle, les principaux se produisent en 1609 (les Kabyles dévastent la Mitidja et menacent Alger), puis entre 1758 et 1770 (dans toute la Kabylie) et enfin entre 1805 et 1813 (dans la vallée de la Soummam). En 1823 les tribus des Bibans et de Béjaïa se soulèvent et s’emparent du caïd de la ville. L’agha Yahia, chef militaire de la Régence, ne parvient pas à soumettre la région.

Colonisation française et résistances

Etendue de la revolte des Mokrani

Etendue de la revolte des Mokrani

Portrait Fatma Portrait

Portrait Fatma NSoumer

En 1830, les Français se lancent à la conquête de l’Algérie. Au début, l’expédition est dirigée contre Alger. Mais très tôt, les envahisseurs cherchent à occuper l’ensemble du pays, notamment la Kabylie contre laquelle sont dirigées plusieurs expéditions. Les tribus kabyles combattent sur tous les fronts, d’Alger jusqu’à Constantine. Mis à part les renforts envoyés à la bataille de Staoueli, leur premier contact avec les troupes françaises a lieu en 1831, près de Médéa, où Ben Zamoun mène au combat les hommes des Iflissen. En 1844, la vallée du Sebaou est conquise, puis la partie de la Petite Kabylie comprise entre Collo et Jijel, soumise en mai et juin 1851 par Saint-Arnaud. En Haute Kabylie, Lalla Fatma N’Soumer, issue d’une famille maraboutique, prend la tête de la résistance à la conquête. La domination française ne prend durablement le dessus qu’après la chute d’Icheriden, forteresse située à 1 065 mètres d’altitude, en juin 1857.

K.Belkacem Amirouche S.Mohammedi

Maquis de la wilaya III en 1956 : au premier plan, de gauche à droite, Krim Belkacem et Amirouche Aït Hamouda ; derrière eux, Saïd Mohammedi et Mohand Ouidir Azirou.

Encore suscite-t-elle des soulèvements périodiques, qui vont culminer avec la « révolte des Mokrani ». Les années qui précèdent celle-ci sont marquées par un mécontentement général : religieux pour une part, l’activité des missionnaires chrétiens rencontrant l’hostilité des chefs tribaux et des confréries qui prônent ouvertement le djihad ; mais aussi social et politique, avec la grande famine de 1867 et la perte de prérogatives des chefs traditionnels comme le cheikh El Mokrani (seigneur des Aït Abbas nommé bachagha par la France), face à une administration qui se veut de plus en plus présente. Ainsi, dans la région de Bordj Bou Arreridj, où les Mokrani possèdent de nombreuses terres, les wakil qui leur étaient fidèles sont remplacés par des caïds aux ordres directs de l’administration coloniale, tandis que la ville elle-même est mise sous « administration civile ».
En mars 1871, El Mokrani se soulève et parvient à entraîner avec lui la confrérie religieuse de la Rahmaniya ; en dépit de la mort du cheikh le 5 mai, puis de la soumission de la confrérie le 30 juin, la rébellion n’est entièrement vaincue qu’en janvier 1872 ; la répression se solde par une énorme amende de guerre, la confiscation de 446 000 hectares, de nombreuses arrestations et des déportations en Nouvelle-Calédonie (c’est l’origine des « Kabyles du Pacifique »). La fin de la révolte est aussi considérée comme celle du royaume des Aït Abbas, fondé au XVIe siècle.

Ahmed Oumeri 1947

Ahmed Oumeri 1947

L’administration française, à travers ses « bureaux arabes », procède à l’arabisation des noms de famille et de lieu. C’est ainsi que, par exemple, Iwadiyen devient les Ouadhias, Aït Zmenzer est transformé en Beni Zmenzer ou encore Aït Yahia en Ould Yahia. Après la révolte des Mokrani, ces actions, d’après l’analyse d’Alain Mahé, prennent le caractère d’une politique de destruction de l’identité kabyle : pour casser la cohésion de la société villageoise, la généralisation de l’état civil donne lieu à l’attribution de noms arbitraires et différents aux membres d’une même famille.

Chez les militaires et fonctionnaires français se développe le « mythe kabyle » : beaucoup voient la région comme la plus à même de se « franciser », sur la base notamment de similitudes entre l’assemblée villageoise traditionnelle, tajmâat, et la cité démocratique de la Grèce antique, rapprochement où ils trouvent les indices d’un excellent « potentiel républicain ». La Kabylie est aussi considérée comme imparfaitement islamisée, donc plus facilement « rechristianisable ». Des missionnaires chrétiens y mènent des campagnes d’évangélisation jusque dans les villages les plus reculés. Le droit coutumier berbère y est globalement maintenu, alors qu’il est aboli en pays chaoui au profit du droit musulman. Enfin, l’enseignement en français y est relativement courant jusqu’au certificat d’études, alors que partout ailleurs, c’est la scolastique coranique, en arabe classique, qui est favorisée. La Kabylie voit ainsi l’émergence d’une élite laïcisée et modelée par l’école française. Ces intellectuels laïcs vont s’opposer notamment au courant « réformiste » conduit par les oulémas algériens à partir de 1931, appuyé sur le réseau d’enseignement des zaouïas qu’il dirige dans la région.

La colonisation entraîne aussi, dès le début du xxe siècle, un développement de l’émigration vers la France : en 1913, on évalue la présence kabyle dans ce pays à 13 000 immigrés. C’est alors une immigration qui ne se disperse pas dans la société française, mais semble au contraire se regrouper en reproduisant la structure des villages traditionnels.

En dépit du « mythe kabyle », la contribution de la région est massive dans les différentes formes de résistance qui s’organisent face à la colonisation. Nombreux sont les Kabyles à participer à la création, en 1913, de l’Amicale des instituteurs indigènes, tout comme plus tard à celle, en 1931, de l’Association des oulémas algériens. En 1926, parmi les émigrés qui fondent l’Étoile nord-africaine, 5 sur 8 des premiers dirigeants sont originaires de Kabylie. La région est touchée de plein fouet par les événements du 8 mai 1945 : l’insurrection, partie de Sétif, s’étend à Kherrata et Guelma ; la répression fait des milliers de morts parmi la population civile, les abords de Kherrata sont bombardés par la Marine nationale française. En 1949, au sein du principal mouvement nationaliste algérien d’alors, le PPA-MTLD, éclate la « crise berbériste » : elle oppose à la direction du parti des militants en désaccord avec sa ligne « arabo-islamique ». Certains sont éliminés, d’autres, sous la menace de l’exclusion, se rallient à l’orientation alors dominante.

La wilaya III dans la guerre d’Algérie

Pendant la guerre d’indépendance algérienne, l’organisation du FLN et de l’ALN crée pour la première fois un territoire administratif kabyle, la wilaya III. C’est que la région se trouve au cœur de la résistance au colonialisme français. C’est aussi, avec les Aurès, l’une des plus touchées par la répression, du fait de l’importance des maquis et de l’implication de ses habitants. Le FLN y recrute plusieurs de ses dirigeants historiques, parmi lesquels Abane Ramdane, Krim Belkacem et Hocine Aït Ahmed, ainsi que des chefs militaires comme le colonel Amirouche Aït Hamouda. C’est également en Kabylie que se tient en 1956 le congrès de la Soummam, le premier du FLN. Au plus fort des combats, les effectifs de l’ALN rassemblent en Kabylie 12 000 hommes qui disposent d’un fonds de 500 millions de francs algériens.

Bastion de l’ALN, la région est aussi le lieu de certaines des plus marquantes de ses victoires, comme la bataille de Bouzegza. Les tentatives d’infiltration menées par l’armée française sont souvent tenues en échec, voire parfois retournées contre elle comme dans le cas de la « Force K » de 1956, officiellement commando armé par l’armée française pour combattre le FLN et en réalité cellule de collecte d’armes et d’espionnage pour le compte de la wilaya III. Deux années plus tard, les services spéciaux français ripostent en lançant dans le maquis kabyle la fameuse « bleuite », vaste opération d’intoxication qui provoque des purges dévastatrices dans les rangs de la wilaya III, sous les ordres du colonel Amirouche.
Cependant la mobilisation de la région résiste à la répression des populations civiles (destruction des ressources agricoles, pillage, fouille et destruction de villages, déplacement de populations, création de zones interdites, etc.) comme à l’ampleur des moyens militaires déployés, notamment en 1959 lors de l’opération « Jumelles », dans le cadre du plan Challe. Après la mort d’Amirouche le 29 mars 1959 et sous l’impulsion de ses successeurs Abderrahmane Mira puis Mohand Oulhadj, la wilaya III se réorganise en éclatant ses grosses unités en formations plus petites et en rapatriant les moussblines (agents de liaison avec la population) dans les maquis. Après le plan Challe, les femmes prennent petit à petit un rôle accru : non soupçonnées par l’armée française, ce sont elles qui de plus en plus souvent assurent le renseignement et le rôle de police dans les villages. En 1961, l’ALN parvient à occuper plusieurs postes militaires français.

Depuis l’indépendance algérienne

Lors de l’indépendance de l’Algérie, les wilayas III (Kabylie) et IV (Algérois) s’opposent au Bureau politique du FLN rassemblé autour d’Ahmed Ben Bella, qui s’appuie sur les forces de l’armée des frontières, commandée par Houari Boumédiène. Fin août 1962, des affrontements éclatent dans l’Algérois et aux frontières de la wilaya III, faisant officiellement 1 000 morts. Ben Bella prend le pouvoir mais ses relations avec la wilaya III restent tendues. En octobre 1962, un accord est passé entre Mohand Oulhadj, commandant de la wilaya, et Ahmed Ben Bella, président de la République algérienne, autorisant le déploiement de l’ANP (Armée nationale populaire) dans la région et entraînant la dissolution de la plupart des unités de la wilaya.
Depuis l’indépendance, la Kabylie est régulièrement le cadre de mouvements de contestation du régime d’Alger. Dès 1963, le FFS (Front des forces socialistes) emmené par Hocine Aït Ahmed et Yaha Abdelhafid met en cause l’autorité du parti unique. Jusqu’en 1965, l’ANP mène dans la région une répression qui fait plus de quatre cents morts. En 1964, la wilaya III remet à l’État algérien, contre récépissé, un trésor comprenant notamment 46 lingot d’or et plusieurs pièces d’or et d’argent, pour un montant avoisinant 4 millions de francs.

Drapeau berbère symbole identitaire

Drapeau berbère symbole identitaire

En avril 1980, à la suite de l’interdiction d’une conférence de l’écrivain Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne, émeutes et grèves éclatent à Tizi-Ouzou ; la Kabylie et les universités algéroises connaissent plusieurs mois de manifestations réclamant l’officialisation de la langue berbère : c’est le « Printemps berbère ». D’autres affrontements ont lieu à Tizi-Ouzou et Alger en 1984 et 1985. Accompagné en 1989 de la création d’un nouveau parti, le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) de Saïd Sadi, le réveil culturel s’intensifie en réaction au durcissement de l’arabisation que connaît l’Algérie dans les années 1990159. En 1994-1995, l’année scolaire fait l’objet d’un boycott appelé « grève du cartable ». En juin et juillet 1998, la région s’embrase à nouveau après l’assassinat du chanteur Lounès Matoub et à l’occasion de l’entrée en vigueur d’une loi généralisant l’usage de la langue arabe dans tous les domaines.
En avril 2001, un jeune lycéen est tué dans une gendarmerie ; il s’ensuit de graves émeutes qui accentuent la rupture avec les autorités : c’est le « Printemps noir », au cours duquel l’intervention des services de l’État fait 123 morts et deux milliers de blessés, dont certains mutilés à vie. La révolte touche les régions kabylophones des wilayas de Bouira, Bordj Bou Arreridj, Sétif et Jijel, parties intégrantes de la wilaya III historique, mais restées jusque là relativement à l’écart du mouvement identitaire. Le gouvernement est conduit à négocier avec le Mouvement citoyen des Aarchs, mobilisé autour de la plateforme d’El Kseur : les revendications de celle-ci, qui se veulent un remède au « mal algérien » dans sa globalité (justice sociale, économie, etc.), sont jugées par le gouvernement régionalistes et menaçantes pour l’unité et la cohésion nationales. Toutefois, en 2002, le tamazight est reconnu en tant que langue nationale.
Créé en juin 2001, le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK) est dirigée par Ferhat Mehenni. Depuis 2012, celui-ci prône l’autodétermination de la région.


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